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Déplacer les frontières du genre suppose de retravailler sur les modèles que l’on propose aux garçons et aux filles 

Championne du monde de handball en 2003, Raphaëlle Tervel était jusqu’en juin 2021 entraîneuse principale de l’Entente Sportive Bisontine féminin (ESBF). Anne Tatu est professeure agrégée d’EPS et docteure en sociologie. Ensemble, elles nous proposent une réflexion sur la place des femmes dans les métiers sportifs. Regards croisés entre la sociologue et l’entraîneuse.

 

 

 

« ON PEUT ÊTRE MÈRE ET SPORTIVE DE HAUT NIVEAU ! »

Raphaëlle Tervel

 

 

 

AT : À l’ESBF, vous formiez avec votre Sandrine Mariot la seule doublette féminine d’entraineuses de la ligue féminine de handball. On peut donc encore parler de postes et de métiers masculins, alors même qu’il s’agit d’un sport pratiqué par des femmes. Est-ce qu’il y a une moindre compétence des femmes pour ces métiers, une moindre appétence ou les résistances sont-elles plutôt internes ?

RT : Lors de ma dernière saison, nous étions trois femmes entraineuses principales en LFH, un record. Donc les choses évoluent. Le principal frein tient au métier lui-même. Il laisse peu de temps libre, les jours et les horaires sont peu compatibles avec une vie personnelle ou familiale. Mais, bizarrement, ce problème n’en est pas un pour les hommes qui sont maris, pères et entraîneurs.

AT : Vous soulignez un frein implicite : la charge de conciliation, qui consiste en la recherche d’accommodements entre contraintes professionnelles et familiales. Elle échoue « naturellement » à la femme/mère. Dès lors, il existe trois options pour la femme qui souhaite faire carrière, notamment dans des métiers dits masculins : d’abord l’autonomisation vis-à-vis du rôle de mère, une fois les enfants devenus indépendants (comme si la carrière de la femme devait attendre que son rôle de mère soit devenu secondaire). Pour y échapper, la femme peut, en second lieu, faire le choix de l’autonomisation vis-à-vis du couple par le célibat. Dernier choix, celui de l’homogamie sociale dans le couple, c’est-à-dire, d’un conjoint engagé dans le même milieu.

RT : C’est évident. On ne voit pas, sur ces postes, des femmes qui ont des enfants en bas âge. Si elles s’y risquent, elles s’exposent à un tas de commentaires sans rapport avec leurs compétences ! Béatrice Barbusse en parle dans son ouvrage « du Sexisme dans le sport ». Les femmes sont ramenées à leur rôle de mère en permanence et culpabilisées, avec des réflexions du genre « et qui s’occupe des gosses pendant qu’elle fait la belle sur le banc de touche ? »

AT : Ces freins sont représentatifs d’un champ sportif sexiste. Ils ne lui sont pas propres mais traduisent une organisation sociale basée sur une répartition sexuée des rôles sociaux. Celle-ci génère un processus de disqualification de la femme en tant que professionnelle et les cantonne souvent dans des postes d’exécution, dans l’ombre des hommes. A contrario, les femmes à des postes importants dans le sport tirent souvent leur légitimité d’une ancienne carrière de sportive.

RT : C’est vrai. J’ai joué pendant 10 ans à l’ESBF (avec une coupe d’Europe à la clé), puis je suis allée en Espagne, en Norvège et en Hongrie, à Gyor, où j’ai remporté deux fois la Ligue des Champions. En parallèle, j’ai joué 15 ans en Équipe de France, avec qui j’ai été sacrée championne du monde en 2003 et participé à quatre olympiades. J’ai eu une carrière longue et riche et j’ai ensuite voulu transmettre, en passant les diplômes d’entraineur. Je n’ai eu aucun problème à me faire reconnaître, ce sont les dirigeants de l’ESBF qui sont venus me chercher ! Je crois aussi que mon éducation a joué un rôle structurant. Mes parents ne m’ont jamais rien interdit. Au contraire, j’ai toujours entendu que si je voulais quelque chose, il fallait foncer et se donner les moyens de réussir. J’ai pu développer le goût des expériences multiples, des sommets et de l’ambition !

AT : C’est essentiel ! Dans les processus de conditionnement de genre à la base de la construction des identités de petites filles, c’est l’intime, le contrôle de soi qui caractérisent souvent le féminin ; là où les petits garçons sont éduqués dans l’extériorité, la prise de risque… Il en découle chez la petite fille devenu femme une propension à l’autolimitation, un sentiment d’incompétence, voire d’imposture.

RT : Je l’ai ressenti quand je suis arrivée à l’ESBF en tant qu’entraîneuse. Le manque de « niaque » et d’ambition des joueuses mais aussi des dirigeants pour l’équipe ! Il n’y avait pas cette culture de la gagne. C’est ce que j’ai voulu amener aux joueuses et au club.

AT : Et vous pouviez d’autant plus porter ce message que vous êtes une ancienne championne et que vous pouvez jouer ce rôle modèle qui manque encore souvent.

RT : Ces modèles évoluent déjà…. Combien de nos handballeuses, même en équipe de France, sont déjà mères ? Elles dépoussièrent l’image de la mère ! Et j’irais plus loin, ces rôles modèles, c’est aussi pour les petits gars, pour qu’ils voient des femmes faire des choses extraordinaires, qu’ils arrêtent de croire que c’est réservé aux hommes et qu’ils respectent les filles et les considèrent comme leur égal.

 

« UNE RÉPARTITION SEXUÉE DES RÔLES SOCIAUX »

Anne Tatu

 

 

 

AT : Déplacer les frontières du genre suppose de retravailler sur les modèles que l’on propose aux garçons et aux filles. Mais pour cela, il faut que le message soit cohérent. Par exemple, dans son dernier spot avec Serena Williams Nike met en lumière la capacité des sportives à revenir au même niveau après un accouchement. Or, dans le même temps, les émoluments d’Allyson Felix étaient renégociés à la baisse après son retour postpartum. Cela traduit un affichage, plus que de réels changements de représentations et de pratiques.

RT : C’est aussi vrai pour les fédérations, qui ont un rôle à jouer en arrêtant de traiter de manière différenciée les sportives et les sportifs. Il s’agit du même sport ! Les politiques de féminisation ne sont pas toujours très cohérentes. Le handball est exemplaire depuis longtemps sur ce sujet, et regardez les résultats sportifs ! Les femmes et les hommes sont champion.ne.s olympiques !

AT : De même, il faut faire tomber les tabous de la féminisation des termes. Tant que l’on persistera à penser le masculin « neutre », on ne fera que renforcer en creux la représentation dominante de compétence de ceux qui ont historiquement occupé les postes, et d’incompétence les nouvelles venues. Sur le terme « d’entraineuse », cela est encore plus symptomatique car il renvoie à un statut de femme peu respectable, ce qui disqualifie encore plus la fonction.

RT : Mais si on s’interdit d’utiliser des termes sous prétexte qu’ils ont eu un sens péjoratif, alors on contourne le problème. Les jeunes ne connaissent pas ce sens, donc si on leur dit entraineuse, ils comprendront une femme qui entraine une équipe sportive et le sens changera !

AT : Un dernier mot sur l’ESBF. En 2019, un projet de développement extrêmement pertinent pour travailler à l’égalité des chances dans le sport (« Les Engagées »), avait été adopté à l’unanimité. Aujourd’hui, il n’en reste qu’un logo et un nom d’équipe. Quelles raisons voyez-vous à cet avortement ?

RT : Le projet n’a pas pris parce qu’il était trop avant-gardiste pour les dirigeants ! Même les (hommes) politiques en charge du sport au niveau des collectivités locales l’ont mal reçu à l’époque. D’autres clubs n’ont pourtant pas hésité à se saisir de l’idée depuis. C’est tant mieux pour le sport féminin, mais je le regrette pour le club et la ville.

AT : Je partage pleinement. On a ici l’illustration de ce que j’appelle la gérontocratie masculine qui a du mal à se laisser bousculer, craignant de disparaître, et son héritage avec elle, en même temps qu’elle céderait la place aux jeunes, aux femmes et aux compétences. Les « Établis » font front face aux « Outsiders » pour reprendre l’image du sociologue HS Becker, laissant penser que le changement, dans certains secteurs et contextes, ne peut intervenir sans une révolution.



Sport et citoyenneté