Jusqu’où les droits des sportifs de haut niveau peuvent-ils s’étendre ?

Colin Miège, Président du Comité Scientifique, Think tank Sport et Citoyenneté

 

Pas plus que les autres, les institutions sportives n’échappent pas à la contestation de leurs règles, de plus en plus répandue au nom de la défense des droits des personnes. On peut en relever quelques illustrations récentes, qui posent la question des limites à l’extension des droits individuels des sportifs.

La remise en cause de certaines règles de la Charte du CIO

Un certain nombre de sportifs internationaux ont estimé que les dirigeants des organisations sportives internationales ne prennent pas suffisamment en compte leurs préoccupations, et ont souhaité être davantage consultés sur la manière dont leur sport est géré. Afin de se faire entendre, ils ont créé Global Athlete, une association sans but lucratif financée par des dons, en demandant que leurs opinions ne soient plus ignorées, en particulier par le Comité international olympique ou par l’Agence mondiale antidopage[1].

La règle 50.2 de la charte olympique, qui n’autorise « aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale dans un lieu, site ou autre emplacement olympique », semble l’une des plus critiquées actuellement par certains athlètes. On peut néanmoins comprendre la raison d’être de cette interdiction, qui vise à ne pas permettre d’exploiter le formidable tremplin médiatique que constitue la retransmission des Jeux pour promouvoir une cause étrangère au sport, et qui exprime l’impératif de neutralité et d’harmonie voulu dès l’origine par leur refondateur historique, Pierre de Coubertin. Ce principe a toutefois été enfreint de façon spectaculaire lors des Jeux de 1968 par deux athlètes de couleur, John Carlos et Tommie Smith, et l’image de leur poing ganté de noir dressé dans le ciel de Mexico en faveur de la non-discrimination raciale et des droits de l’homme est passée à la postérité.

Sentant monter la contestation, le CIO a eu l’habileté de faire valider par sa Commission des athlètes en janvier 2020 des lignes directrices pour l’application de la règle 50. Ce texte indique en préambule que ladite commission et le CIO adhèrent sans réserve à la liberté d’expression[2], avant de préciser que si les athlètes ont la possibilité « d’exprimer leur opinion » en certains lieux et à certains moments lors des Jeux olympiques, en revanche les « protestations ou démonstrations » visant à délivrer un message politique, et pouvant prendre la forme d’un mouvement de main ou d’un genou à terre, restent bannies. Cette tentative de clarification n’a pas empêché Global Athlete de demander en juin 2020 l’abolition de la règle 50, au motif qu’« étouffer la voix des athlètes conduit à l’oppression, et que le silence mène à l’abus et à la discrimination dans le sport ».

En juillet, le Comité international paralympique (IPC) a annoncé sa décision de consulter sa commission des athlètes sur la façon dont les manifestations de protestation, notamment face au racisme, pourraient être autorisées sur les sites de compétition. En vertu du règlement actuel de l’IPC, les athlètes paralympiques sont libres de partager leurs points de vue sur n’importe quel sujet sur les réseaux sociaux et lors des interviews avec les médias, mais pas sur le terrain ou sur le podium. La consultation lancée par l’IPC a pour but de sonder la communauté des athlètes paralympiques tant sur l’opportunité d’une modification de la règle que sur la manière dont les opinions pourraient être exprimées[3].

L’exploitation commerciale de l’image des athlètes

Le texte d’application de la règle 40 de la Charte olympique relative à la participation aux Jeux, qui stipulait notamment que « sauf autorisation de la commission exécutive du CIO, aucun concurrent, entraîneur ou officiel qui participe aux Jeux olympiques ne peut permettre que sa personne, son nom, sa photo ou ses performances sportives soient utilisés à des fins publicitaires pendant les Jeux. » a été aussi mis en cause par certains sportifs allemands. La règle avait pour effet de réserver l’exploitation commerciale des Jeux au CIO et au comité d’organisation, tandis que les athlètes, principaux acteurs de l’événement, en étaient exclus, dans la mesure où elle leur interdisait toute publicité pendant une période allant de 9 jours avant l’ouverture des Jeux à 3 jours après la clôture. En février 2019, l’agence allemande antitrust, la Bundeskartellamt, a décidé d’assouplir les restrictions commerciales imposées aux athlètes pendant les Jeux, considérées comme « abusives ». Dans son verdict, elle estime que le CIO et le comité national olympique allemand (DOSB) doivent être soumis aux lois locales. Elle autorise désormais les athlètes allemands à utiliser sur les réseaux sociaux des termes tels que « médaille, or, argent, bronze, Jeux d’hiver ou d’été », et leur permet aussi d’utiliser certaines photos d’eux-mêmes aux Jeux, notamment celles où les symboles olympiques ne sont pas visibles. Dans ce contexte, le CIO a introduit dans la version de sa Charte datée du 26 juin 2019 la disposition suivante, qui se substitue à la précédente : « Les concurrents, officiels d’équipe et autres membres du personnel d’équipe qui participent aux Jeux Olympiques peuvent permettre que leur personne, leur nom, leur image ou leurs performances sportives soient exploités à des fins publicitaires » (texte d’application de la règle 40, point 3). Il s’agit d’un net assouplissement, effectué sous la pression réitérée des athlètes, et qui contribue à la reconnaissance de leur droit à une activité économique.

Certaines règles restrictives des fédérations internationales sont aussi dénoncées

La contestation touche aussi certaines règles restrictives des fédérations sportives internationales, qui peuvent comporter des atteintes jugées excessives au droit des athlètes à une activité économique. Ainsi, selon le règlement de la fédération internationale de patinage (ISU), les patineurs ne peuvent prendre part à des épreuves internationales de patinage de vitesse s’ils participent à des compétitions que l’ISU ne reconnaît pas. Ceux qui enfreignent ces règles risquent une radiation à vie, sanction susceptible de mettre un terme à leur carrière professionnelle. En septembre 2016, la Commission européenne a informé l’ISU que les règles imposant de telles sanctions aux athlètes s’ils participent à des épreuves de patinage de vitesse non autorisées sont contraires aux dispositions de l’article 101 du TFUE qui interdit les pratiques anticoncurrentielles[4], puis par décision du 8 décembre 2017, elle a confirmé que les sanctions infligées par l’ISU enfreignent les règles de concurrence et lui a demandé de les modifier, sous peine d’astreinte[5].

La fédération internationale de natation (FINA) avait édicté des règles comparables, visant à sanctionner les nageurs ayant participé à des manifestations alternatives concurrentes, non autorisées par elle[6]. Une telle interdiction, qui représentait un préjudice pour des nageurs dont la participation à des épreuves alternatives peut constituer une activité lucrative appréciable dans une carrière inévitablement courte, a été contestée par certains athlètes, regroupés au sein de l’International Swimming Alliance[7]. Sous leur pression organisée, la FINA a fini par modifier sa règle, en indiquant qu’elle « reconnaissait le droit des athlètes à participer à toute manifestation de natation »[8].

On n’abordera pas ici l’inépuisable registre de la contestation par les athlètes des obligations auxquelles ils sont soumis en matière de lutte contre le dopage, qu’elles émanent de l’Agence mondiale antidopage, ou des agences nationales comme l’AFLD, ni celui de la protection des données personnelles, si ce n’est pour constater qu’entre des dispositions permissives susceptibles d’ôter à la lutte contre ce fléau toute efficacité, et des contraintes qui peuvent s’avérer attentatoire aux libertés fondamentales, la marge s’avère souvent étroite.

Une extension contestée du droit à la libre expression

Si certains demandent l’abrogation de la règle 50 du CIO, d’autres préconisent à l’inverse que ses dispositions soient introduites dans les statuts de chaque fédération nationale. C’est ainsi que le rapport d’enquête sénatoriale sur la radicalisation islamiste remis le 7 juillet 2020 par la sénatrice Jacqueline Eustache-Brino comprend une partie intitulée « Le sport, parent pauvre de la lutte contre le séparatisme ». Après avoir dénoncé « une prise en compte très tardive du sport comme vecteur de radicalisation » et une « réponse tardive et insuffisante des fédérations et de l’État » à cet égard, la commission d’enquête souhaite « que soit reprise dans les statuts de chaque fédération l’interdiction de toute démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale inscrite à l’article 50 de la charte de l’olympisme »[9].

On ne prendra pas parti ici pour ou contre le maintien de la règle 50, ce qui n’empêche pas de relever qu’elle n’est pas dépourvue de justifications. Quant aux droits des athlètes, leur prise en compte a progressé depuis quelques années, sans doute de façon inégale et imparfaite. On note aussi que leur voix est davantage entendue, notamment au sein des commissions des athlètes qui ont été installées au sein de multiples instances nationales et internationales. Ce mouvement, appelé à s’amplifier, devrait contribuer à la rénovation d’un mouvement sportif international qui présente encore bien des archaïsmes.

Pour terminer, un rapprochement s’impose avec la décision rendue par la CJUE avec l’arrêt « Topfit » en juin 2019 qui autorise au nom de la citoyenneté européenne un athlète étranger européen à participer aux étapes de la sélection nationale du pays dans lequel il réside, mais dont il n’a pas la nationalité[10]. Cette spectaculaire affirmation du droit des athlètes amateurs à pratiquer le sport en compétition heurte de front des règles qui paraissent les moins contestables au regard des missions des fédérations sportives, et impose la recherche d’un nouvel équilibre. Elle marque en tout cas une nouvelle étape dans la reconnaissance des droits des sportifs.

[1] L’un des leaders du mouvement Global Athlete, le cycliste britannique Callum Skinner, a pu déclarer « Il semble que ce soit une préoccupation constante : il y a un décalage entre les souhaits des dirigeants et ceux des athlètes. Notre objectif est d’obtenir des voix au sein des organismes sportifs et nous voulons ratisser large. » (L’Equipe, 14 février 2019).

[2] Le CIO ne pouvait en effet faire abstraction de cette liberté, que la Déclaration universelle des droits de l’homme a consacrée sous forme du droit de « tout individu à la liberté d’opinion et d’expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit » (article 19).

[3] Selon nageuse canadienne Chelsey Gotell, présidente de la commission des athlètes de l’IPC, la lutte contre la discrimination est un combat quotidien pour toutes les personnes en situation de handicap, ce qui justifie que l’IPC se penche sur cette question, en vue d’autoriser les manifestations aux Jeux paralympiques (source : www.francsjeux.com).

[4] Elle a rappelé à cette occasion que selon la CJUE, les règles sportives sont compatibles avec le droit de l’Union si elles poursuivent un objectif légitime et si les restrictions qu’elles créent sont inhérentes et proportionnées à la réalisation de cet objectif, cf. Communiqué Comm. CE, n° IP/16/3201, 27 sept. 2016.

[5] Cf. Communiqué Comm. CE, n° IP/17/5184, 8 déc. 2017  et déc. Comm. CE, 8 déc. 2017, aff. AT. 40208. A noter que l’ISU a introduit un recours en annulation de la décision de la Commission devant le tribunal de l’Union en février 2018 (aff. T-93/18, cf. JOUE, 23 avril 2018, n° C 142/55).

[6]Notamment les manifestations de l’International Swimming League, qui organise un circuit d’épreuves alternatif à celui de la FINA, doté de prix significatifs.

[7]L’International Swimming Alliance est un groupement créé en juillet 2019, qui rassemble les nageurs de plus de vingt pays, dont l’un des leaders est Matt Biondi, huit fois champion olympique.

[8]Cf. communiqué de la FINA sur son site officiel, janv. 2019, https://www.fina.org.

[9] Cette proposition porte le n°35 dans le rapport d’enquête.

[10] CJUE, 12 juin 2019, aff. C-22/18, Topfit. Selon la Cour, les articles 18, 21 et 165 du TFUE s’opposent à une réglementation d’une fédération nationale selon laquelle un citoyen de l’Union européenne, ressortissant d’un autre État membre, qui réside depuis de nombreuses années sur le territoire où est établi cette fédération où il pratique la course à pied en amateur dans la catégorie senior, ne peut participer aux championnats nationaux dans cette discipline au même titre que les nationaux (…), à moins que cette réglementation ne soit justifiée par des considérations objectives et proportionnées à l’objectif légitimement poursuivi, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier.





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