Quand l’art réactive Mexico 68

En prenant l’exemple des Jeux Olympiques de Mexico 1968 et des poings gantés de noir de Tommie Smith et John Carlos, Yvan Gastaut, maître de conférences à l’Université Côte d’Azur, nous rappelle combien le sport est présent dans nos mémoires et comment l’art contribue à le perpétuer.

Le sport est une formidable source d’inspiration pour les acteurs de la culture, comme en témoigne le bouillonnement artistique actuel autour des pratiques sportives. Qu’il est loin le temps où le sport était cantonné dans un cadre spécifique loin des faits culturels et politiques ! Depuis déjà deux ou trois décennies, cette situation est acquise et confirmée par l’intérêt que le monde politique et celui de la culture portent au phénomène sportif.
Pour donner un exemple de cette dimension culturelle, prenons le cas le plus fameux de l’histoire des Jeux Olympiques : le podium du 200 mètres des Jeux de Mexico en 1968. Tout le monde a repéré l’image, devenue mythique, des poings levés de Tommie Smith et John Carlos et l’a imprimé dans sa mémoire. Au point de considérer que cet épisode est entré dans une « culture monde ».

Quand l’art réactive l’événement sportif

Si l’image de ces héros avec leur geste s’inscrit dans une vague mémoire du sport, il faudra attendre plus d’une génération pour la voir se décristalliser et revisiter un combat considéré comme exemplaire, courageux et avant-gardiste. À partir des années 2000, au sein d’une opinion américaine et mondiale davantage sensibilisée à l’importance du sport dans les problématiques sociales, notamment sur le thème des identités et du racisme, des artistes vont se confronter à cet épisode comme source d’inspiration. C’est le cas de Rigo 23 (Ricardo Gouveia), artiste américain d’origine portugaise, qui s’intéresse aux engagements politiques des Noirs aux États Unis. Inaugurée en 2005 sous le titre Victory Salute, son œuvre réaliste représente le podium grandeur nature sur lequel figurent les deux héros noirs à leurs places respectives à l’instant du poing brandi. Mais, l’œuvre suscite le débat autour de l’absence, pour ne pas dire l’effacement, de Peter Norman, le troisième homme, celui qui ne brandit pas de poing, de cette œuvre. Beaucoup ont considéré que l’absence de « l’homme blanc » était une manière de poursuivre l’opposition entre Blancs et Noirs comme on l’avait fait en 1968. La réhabilitation du « moment de 68 » se produit en 2016. Une sculpture grandeur nature du podium dans son ensemble est inaugurée en même temps que le nouveau Musée National de l’histoire et de la culture afro-américaine de Washington. Lorsqu’on pénètre dans le bâtiment, cette œuvre nous accueille comme si elle représentait le plus fort symbole des combats menés par les Noirs dans l’Histoire des États Unis.

Connaissez-vous Glenn Kaino ?

Le processus de création le plus significatif sur le podium de Mexico est celui de l’artiste dit « conceptuel » Glenn Kaino. Ce dernier travaille sur les problématiques identitaires et politiques1. Avec la collaboration de Tommie Smith, Kaino a conçu une installation édifiante en 2013, titrée 19:83. Elle questionne la notion de mémoire et d’oubli. L’artiste propose de revenir sur la course en elle-même, via une succession de photographies extraites des archives de la retransmission en direct de la compétition. Les images sont partiellement et volontairement effacées par l’artiste. Que voit-on ? Successivement, les athlètes démarrent de leurs starting-blocks, courent sur la piste, franchissent la ligne d’arrivée. En avançant avec les images, on arrive devant un podium en volume plaqué or qui symbolise la suite de l’histoire. Mais il n’y a personne dessus. Il s’agit ainsi d’évoquer en creux le moment fatidique de la remise des médailles. C’est là, sur ce podium que se joue l’Histoire mais, les acteurs sont absents. Seraient-ils oubliés ? Auraient-ils oublié ? Tout est un peu embrouillé dans nos mémoires.

« L’art comme support de la réflexion sur la mémoire et le souvenir  »

Cette œuvre a été présentée en 2013 au Musée d’art contemporain de Lyon. Comme les autres artistes, c’est avec la collaboration active de Tommie Smith que Glenn Kaino a pu travailler. La rencontre entre les deux hommes s’est transformée en une sorte d’amitié créative. La même année, Kaino réalise Bridge, une œuvre immense de 100 pieds de long. Il s’agit d’une succession de moulages du bras de Tommie Smith, celui-là même qui a brandi le poing ganté, composant un mouvement ondulé qui s’apparente à un pont suspendu. La métaphore est double : non seulement ce geste laisse espérer que des ponts soient jetés entre les individus, surmontant toutes les discriminations. Mais plus encore ne s’agit-il pas d’un pont dans le temps qui nous relie à cet événement lointain, enfoui dans nos mémoires ?

À travers cet exemple spécifique, il est intéressant d’analyser la manière dont l’art s’empare d’événements sportifs. Les artistes contemporains, souvent passionnés de sport, questionnent ces événements avec un processus de création qui permet de les retrouver, de les réactiver. L’art devient ainsi un support de la réflexion sur la mémoire et le souvenir.


Revue 55 Sport et CitoyennetéLire la revue :

Sport et Citoyenneté n°55 : Promouvoir le sport et l’activité physique par la culture 





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