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Les stades au regard de l’anthropologie

 

Christian Bromberger, Ethnologue, Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille. Membre du Comité Scientifique de Sport et Citoyenneté


Sport

« Il n’y a pas d’endroit dans le monde où l’homme est plus heureux que dans un stade de football » disait Albert Camus. Lieux de célébration mais aussi théâtres de nombreuses dérives, les stades sportifs occupent une place particulière dans l’imaginaire collectif. Alors que le sujet des violences et des incivilités dans et autour des compétitions de football ressurgit en France et au-delà, que nous racontent ces espaces sur nous-mêmes ?

 

Le stade, c’est le symbole du sport, c’est-à-dire de l’égalité dans la concurrence. Il aura fallu le XIXème siècle pour que renaissent les stades où triomphe le meilleur, quel que soit son milieu social d’origine. Aurait-on pu concevoir un stade où s’affrontent serfs et chevaliers ? La réponse est bien évidemment négative. « Le sport, écrit Roger Chartier, introduisant Norbert Elias, est censé annuler, et non reproduire, les différences qui traversent et organisent le monde social » [1] (il faudra sans doute un siècle avant que ce principe ne devienne réalité). Le même auteur – Roger Chartier – écrit : « Les stades (ndlr : mais aussi les gymnases, les vélodromes, les patinoires) sont des lieux spécifiques qui cantonnent l’exercice et le spectacle sportifs dans des sites réservés » [2]. Les jeux traditionnels se pratiquaient dans des espaces non spécifiques : la place publique pour le calcio fiorentino, le terrain entre deux villages ou portions de village pour la soule ou le folk-football. Le premier stade fut créé en 1787 en Angleterre, à Londres, pour la pratique aristocratique du cricket ; il s’agit du Lord’s Old Ground. Pour le football c’est le Bramall Lane stadium de Sheffield qui détient une palme chronologique revendiquée par plusieurs : 1855. « Mais c’est avec l’inauguration du stade du Goodison Park à Liverpool par les dirigeants d’Everton en 1892 que s’amorça la fièvre bâtisseuse » précise l’historien du sport Paul Dietschy, avec le plus souvent des tribunes en bois, ce qui provoqua des catastrophes mémorables. Et ce n’est que dans les années 1910 que l’on construisit, en Angleterre, des stades à la mesure de l’engouement pour le football, un peu plus tardivement sur le continent européen, dans les années 1920-1930.

 

Encourager la pratique sportive ouvrière

Football

Les pouvoirs politiques et le patronat ont aussi encouragé la construction des stades pour diffuser la pratique sportive et détourner les ouvriers d’autres formes de loisir dont le pub ou le bistrot. Ainsi, lit-on dans L’Effort, le journal de l’usine Berliet, au lendemain de la Première guerre mondiale, que le sport et le stade sont « les meilleurs réactifs contre les distractions funestes et particulièrement contre le cabaret » [3]. Ce rôle des notables fortunés du monde industriel, leur évergétisme monumental, doivent être notés ; ce sont eux qui ont pourvu les localités en stades avant que, en France et en Italie ces stades ne deviennent municipaux. Ainsi le premier stade de la Juventus de Turin fut fondé par des adhérents au club qui se cotisèrent ; San Siro de Milan fut édifié en 1926 à l’initiative de l’industriel Pirelli. En France, le stade Amédée Prouvost, situé au cœur des établissements industriels et de l’habitat ouvrier, a été créé par le patron du peignage (de la laine) ; c’est là que le Club olympique Roubaix-Tourcoing remporta le championnat de France en 1947. Il faut aussi souligner, dans cette généalogie des stades, le rôle du fascisme en Italie mais aussi en Argentine qui furent des artisans d’une vaste diffusion du sport, symbole de la virilité.

 

Un stade, une identité

football

Si le stade symbolise une civilisation où c’est le meilleur, et non le mieux doté, qui gagne, ce monument peut être urbain ou périurbain et contribuer à, voire façonner et intérioriser, un sentiment d’appartenance. Julio Frydenberg [4] l’a très bien montré dans son histoire du football à Buenos Aires ; dans une ville à l’urbanisme galopant au début du xxe siècle, les clubs de football et leurs stades ont donné une identité à des quartiers indifférenciés ; à de simples relations de voisinage, se sont substituées celles de membres d’un même barrio. Ce monument carré (« à l’anglaise » mais les stades « à l’anglaise » étaient auparavant elliptiques) ou elliptique (selon la tradition latine) se prête aussi, par sa structure, à la propagande locale ou nationale. L’utilisation du stade de Berlin par Hitler lors des Jeux Olympiques de 1936, le projet nazi d’un immense stade pouvant accueillir 400 000 personnes montrent le rôle symbolique que peut jouer un stade sur le plan politique ou pour consacrer un événement exceptionnel. Accueillant un important public dans un monument fermé, il est, plus modestement, le lieu idéal des meetings électoraux (rappelons-nous le rassemblement au stade Charléty en 1968 et, plus récemment, le meeting qu’y tint Ségolène Royal en 2007). Il peut être également, parce qu’il symbolise l’identité d’une ville, le cadre d’un événement exceptionnel, telle la visite du pape François dans le stade de Marseille en 2023. Mais le stade est aussi un espace fermé ; à ce titre, il peut être transformé en un lieu d’emprisonnement, comme à Santiago du Chili, après le coup d’État de Pinochet en septembre 1973 ; el Estadio nacional devint alors un centre de détention, de tortures et d’exécutions ; c’est aujourd’hui un lieu de mémoire.

 

Lieux de spectacles

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Les stades sportifs se sont, au fil du temps, spécialisés. Les premiers stades anglais où ne se pratiquait que le football, comportaient des tribunes en bois où se regroupaient les spectateurs qui assistaient au match debout. Puis les stades, construits en béton, associèrent plusieurs disciplines. Pour ne prendre qu’un exemple, le stade de Marseille, fondé en 1937, comportait, comme la plupart des stades en France à cette époque, une cendrée et une piste cycliste ; la cendrée disparut en 1971 et la piste cycliste fut recouverte des gradins appelés « avancées ». Le stade, jadis omnisports (courses de lévriers, de motos, concours d’athlétisme, voire de pétanque) a perdu sa vocation sportive universelle. Il est uniquement consacré au football, voire épisodiquement au rugby, jadis à XIII, aujourd’hui exclusivement à XV, ou à quelques spectacles exceptionnels (chanteurs célèbres, messe dite par le pape).

La structure du stade, quelle que soit sa forme, est particulière. C’est une « masse en anneau », selon l’expression d’Elias Canetti [5], un espace panoptique singulier, où l’on voit (une pratique, la visibilité est un principe constant de l’architecture des stades) tout en étant vu (par les autres spectateurs) ; les démonstrations spectaculaires des supporters qui se regroupent dans les virages sont vues par les autres spectateurs et le coup de génie des supporters les plus démonstratifs est d’avoir détourné le regard vers leurs tribunes alors que l’on vient regarder un match. Les réalisations spectaculaires, exhibées au début des matches (les tifo-s), témoignent d’une recherche esthétique qui attire le regard, voire fascine.

 

Corps social et sentiment de communauté

 

stadeLe stade est aussi un espace où se remembre un corps social défait dans le quotidien, où s’exprime par le chant un sentiment de communauté et de loyauté, où « la société (…) prend conscience de soi et se pose », pour reprendre des termes du grand sociologue Émile Durkheim. C’est là que retentit l’hymne national lors des matchs internationaux dans un stade financé en large partie par l’État, y compris par l’État dans ses colonies ou ex-colonies. Le président de la République, en France, assiste à la finale de la Coupe, voire se déplace à l’étranger pour assister à la finale de la Coupe du monde à laquelle participe l’équipe nationale.

Dans des sociétés de plus en plus guindées, on peut, au stade, se relâcher, dire des gros mots pour conspuer l’adversaire. On y retrouve ses pairs pour le loisir ; la sociabilité y trouve sa pleine mesure. C’est aussi un espace où s’exprime un sentiment de communauté régionale ou nationale mais c’est également un espace marginal, où les comportements tranchent avec ceux de tous les jours. Ce que Norbert Elias dit du sport s’applique aussi au public dans les stades : « a controlled decontrolling of emotions », ce « decontrolling » franchissant des normes acceptables chez certains supporters. C’est aussi un espace dont on se souvient, pour y avoir éprouvé de fortes émotions à l’occasion d’un match extraordinaire. C’est un lieu de mémoire individuelle mais aussi collective. C’est encore un espace où l’on peut exprimer anonymement ses opinions politiques ou ses revendications régionalistes voire indépendantistes.

Permettez-moi d’évoquer la situation en Iran. Si le sentiment national est ici fortement ancré, comme en ont témoigné les manifestations de liesse lors des qualifications au mondial de football en 1998, 2006, 2014 et 2018, 2022, cela n’exclut pas que des revendications identitaires s’expriment. Tout d’abord celles des femmes qui, entre autres, n’ont pas accès au stade. Le président Raïssi, récemment élu, a, sous la pression de la FIFA, autorisé les femmes à assister aux matchs de football mais cette autorisation n’a été mise en œuvre qu’exceptionnellement. Ce qui demeure la norme, c’est le point de vue des marja’-e taqlid (sources d’imitation) exprimé dans un communiqué publié dans le Journal officiel de la République islamique le 21/01/1394 (10/04/2015) : le guide a déclaré : « cet acte (ndlr : autoriser l’accès des femmes aux stades) est interdit et est une infraction ». Les marja’-e taqlid, consultés à ce sujet, donnent les raisons suivantes : d’une part le regard des femmes « sur le corps à moitié nu d’hommes inconnus » n’est pas licite (harâm) ; de l’autre, « l’ambiance régnant ne convient pas à la présence des femmes » et cette « mixité » serait « la source de nombreux problèmes du point de vue moral et social » [6]. En dehors des femmes (dont le cinéaste Jafar Panahi dans Offside évoque l’interdiction d’entrée au stade, la seule solution, pour elles, étant d’être déguisées en homme), ce sont surtout les minorités périphériques, défavorisées et mal dotées, adossées à des États ou à des régions autonomes peuplés de co-ethniques, qui manifestent leur mécontentement et leurs aspirations, en particulier en Azerbaïdjan, avec ses équipes Trâktorsâzi et Shahrdâri Tabriz et au Khuzestân où Ahvâz, la capitale, abrite aussi deux équipes : l’Esteghlâl-e Khuzestân et le FC Fulâd. Trâktorsâzi est l’emblème populaire par excellence des revendications nationalitaires âzeri, des revendications prônant une plus grande reconnaissance et autonomie culturelles de l’Azerbaïdjan, voire, pour certains, le séparatisme. « L’Âzarbâyjân est notre terre, Trâktor est notre fierté » chantent les supporters qui arborent tenues et drapeaux rouges et se sont baptisé les « loups rouges », couleur et animal symboliques des peuples turcs. Au fil du temps Trâktor est devenu le symbole des revendications ethniques et régionales, auquel se réfèrent aussi bien les Âzeri que les membres de minorités n’ayant aucun club pour les représenter. Tournons-nous du côté d’Ahvâz. Les matchs fournissent l’occasion de manifestations où des supporters, encouragés par des mouvements séparatistes ou irrédentistes, revendiquent, par leurs slogans et leur tenue vestimentaire, leur identité arabe.

 

Une ségrégation sociale renforcée ?

 

stade

Si le stade célèbre la libre concurrence entre athlètes et équipes, la concorde dans la liesse, la ségrégation sociale réapparaît cependant quand on prend en compte le financement des uns et des autres (des athlètes et des équipes) et la répartition des spectateurs dans l’enceinte sportive. Sans doute, nul système prescriptif n’assigne aux uns et aux autres un emplacement particulier, comme lors des jeux antiques quand Auguste faisait décréter par le Sénat que « le premier rang des banquettes devait être réservé aux sénateurs, que les soldats devaient être séparés du peuple et que les plébéiens mariés devaient occuper des gradins spéciaux ». Pour nous en tenir au stade dans le monde contemporain, deux logiques façonnent simultanément les foules sportives : l’une reproduit, voire accuse, l’ordre social quotidien ; l’autre s’en départ, s’affranchissant temporairement des normes habituelles. Les tribunes centrales se différencient l’une de l’autre ; à Marseille la tribune Jean Bouin, à l’ouest, est la plus prestigieuse ; le prix des places y est le plus cher et s’y retrouvent des cadres supérieurs, des avocats célèbres, des patrons du commerce et de l’industrie ; cette tribune est surmontée de loges, où se retrouvent des détenteurs du pouvoir économique, des cadres méritants, des clients fidèles ou que l’on souhaite séduire ; plus bas, la tribune officielle réservée aux personnalités politiques, aux dirigeants du club et à leurs invités ; elle est flanquée par la tribune de presse, autre grand pouvoir. De Jean Bouin, on voit de face, avant le coup d’envoi, les équipes qui vont s’affronter. Naguère, pour la coupe du monde de 1998, cette tribune était la seule couverte. A l’est la tribune Ganay, où les places sont moins chères et où se regroupent artisans, commerçants, petits patrons, cadres moyens, un public de connaisseurs, ayant, pour la plupart, pratiqué le football dans un club. Les virages étaient, autrefois, appelés « les populaires » ; on y assistait au match debout ; à Marseille on distinguait le virage nord, représentant des quartiers nord de la ville avec une majorité d’ouvriers (des cols bleus) et le virage sud, représentant les quartiers sud où se regroupaient surtout des employés (des cols blancs). Il faudrait aujourd’hui rebaptiser ces « populaires » et les dénommer les « juvéniles ». Ce sont en effet les virages qu’occupent les supporters ultras et la répartition de l’espace des virages n’est plus fonction d’une logique sociologique mais de l’ancienneté et de la force démonstrative d’attachement à son club. Ainsi, à Marseille, les South Winners regroupent, en majorité, de jeunes supporters des quartiers nord de la ville où se trouve le siège de leur association ; néanmoins, ils se sont installés dans le virage sud, le plus chaud du stade. Originellement dans le virage nord, les Ultras, le plus vieux groupe de jeunes supporters occupent le centre du virage derrière les buts. Les South Winners campent à l’étage supérieur. En contrebas du virage, et en position marginale, se regroupent les has been du supporterisme ultra, les vecchie guardie comme on les nomme en Italie.

 

Quel modèle demain ?

 

avenir stade

Quel sera l’avenir des stades ? La situation en France, mais aussi en Amérique latine, tranche avec ce qu’elle est dans les autres pays européens. Ici les stades sont propriété communale, à quelques exceptions près (Auxerre, Ajaccio, plus récemment Lyon). Là, ailleurs en Europe (sauf en Italie qui connaît une situation similaire à celle de la France), les stades appartiennent dans leur ensemble aux clubs. Ces clubs sont détenus, pour la plupart, par de grands groupes ou personnalités économiques. Avant d’en venir à la métamorphose contemporaine des stades, une remarque : je me rappelle les protestations et conflits, il y a une cinquantaine d’années, au sujet des panneaux publicitaires autour du terrain quand le match était télévisé ; les choses ont bien changé depuis !  Les stades, quel que soit leur statut, vont devenir le centre d’espaces commerciaux que l’on construit à leur entour. On construit à leurs portes de grands magasins, transformant cet espace marginal en espace central. Les enceintes sportives s’apprêtent à devenir, avec leurs équipements annexes (magasins, salles de cinéma, installations pour les enfants et pour les adultes : on peut ici et là y fêter désormais son anniversaire ou son mariage), des « lieux de vie ». Dans une récente étude sur le nouveau stade de Neuchâtel en Suisse, l’auteur fait état de ces nouveaux aménagements extérieurs qui intègrent le stade dans un espace de loisirs familiaux. Cette métamorphose s’accompagne d’un changement d’ambiance dans les stades. Aux chants et aux chorégraphies symbolisant l’attachement des supporters à leur équipe se substitue progressivement une atmosphère plus feutrée, orchestrée par de la musique enregistrée et par un animateur à la voix chaleureuse. Écho de cette transformation des stades, ceux-ci changent de nom alors qu’auparavant ils évoquaient la ville ou le nom d’un de ses héraults ou fondateurs, voire d’un quartier de la ville : Orange vélodrome a remplacé le stade vélodrome de Marseille, Matmut Atlantique a remplacé Chaban-Delmas à Bordeaux, Allianz Riviera le stade du Ray à Nice, Décathlon Arena a remplacé Grimonprez-Jooris et Pierre Mauroy à Lille et Villeneuve d’Ascq, j’en passe et des bien pires. À ce discrédit verbal s’ajoute un discrédit situationnel : les stades qui étaient souvent, comme à Buenos Aires, à l’intérieur de la ville, sont périphérisés, repoussés vers des banlieues obscures.

Cette modification du stade va de pair, aspect plus positif, avec une dévirilisation de cet espace. Le public féminin lors des matchs, tout comme la croissance et les succès du football féminin professionnel, augurent de stades où la passion sportive sera mieux partagée.

 

Au total, le stade est un excellent observatoire de la société, des valeurs qui la rassemble, des différences qui la façonnent, mais aussi de ses excès.

 

[1] R. Chartier,, Avant -propos à N. Elias et E. Dunning, Sport et civilisation (p. 15)

[2] Ibid.

[3] Cité par Patrick Fridenson, « Les ouvriers de l’automobile et le sport », Actes de la recherche en sciences sociales, 89, 1989, p. 50-62.

[4] Dans « Espacio urbano y prática del fútbol 1900-1915 » in Lecturas: Educación Física y Deportes, Revista digital, nº 2, sept. 1996.

[5] E. Canetti, Masse et puissance, 1966 (rééd.) (p.26).

[6] Voir Keyhan, 01/02/1394 (p.9).


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