« La grandeur d’un club n’est pas dans sa médiatisation. Ce qui compte, ce sont les personnes qui nous entourent »

Propos recueillis et mis en récit par Lilia Douihech-Slim

 

Fodé n’est pas mon vrai nom. Mais mon parcours, je voudrais vous le raconter. Il m’a mené, depuis la Guinée, jusqu’au terrain du Kraainem Football Club.

Mes premiers matchs, je les ai disputés dans les rues de Conakry. En fin de journée, bloquant la circulation, nous nous retrouvions entre jeunes du quartier. Sur la chaussée envahie par le sable, entre les échoppes, nous improvisions un terrain éphémère avec des cages de but que nous avions fabriquées. Soir après soir, nous disputions des 4 contre 4, chaudement encouragés par le public. Quelle ambiance ! Pour la majorité des jeunes guinéens, le foot de rue est le seul centre de formation. Bien sûr, nous rêvions tous de jouer dans un club mondialement connu. Mais moi, j’avais été élu meilleur joueur du tournoi et j’avais un fan indéfectible, Sylla, un vieux du quartier qui suivait tous mes exploits. J’aimais m’instruire aussi. Mais sans revenus familiaux suffisants pour accéder aux écoles privées, impossible de bénéficier d’un enseignement correct dans des classes pouvant atteindre 100 élèves.

Je viens d’une famille polygame. Il n’était pas toujours facile de trouver sa place. Parfois les repas n’avaient lieu qu’une fois par jour. A l’âge de 15 ans, je suis allé vivre chez mon oncle maternel afin qu’il poursuivre mon éducation. Le confiage[1] est une pratique courante chez nous. Dans nos rues où violences policières et interethniques, insécurité sanitaire et alimentaire sont récurrentes, il existe peu de chemins pour un jeune dans la pauvreté qui ne mènent à la délinquance, la drogue ou parfois même, à la mort.  Alors mon oncle a tout organisé, pour que je m’en sorte. Une fois que les voies légales d’émigration vers l’Europe n’ont rien donné, les réseaux de passeurs entrent en jeu. Ils l’ont convaincu que je rejoindrai rapidement l’Espagne, sans danger. Nous étions en avril 2019. J’avais 22 ans. Quelle folie !

 

« 19 heures de traversée de la Méditerranée »

Nous avons pris la route du Maroc via le Mali et l’Algérie, sans trop d’encombres. En arrivant sur la côte, j’ai aperçu ce bateau gonflable qui n’avait pas l’air d’être conçu pour supporter le poids des 43 personnes qui prenaient place à bord. J’ai bien pensé faire demi-tour et puis j’ai repéré les armes à feu et les machettes des passeurs. Avais-je vraiment le choix ? Si je n’y allais pas, ils ne seraient pas intégralement payés de leur dû. Ce fût le pire moment de ma vie. Nous avons quitté la rive à 22 heures, dans la nuit noire. La mer était plutôt calme mais très vite, le bateau a commencé à se dégonfler. Durant 19 heures de traversée de la Méditerranée, munis de bidons découpés, nous avons écopé pour tenter de maintenir à flots notre embarcation qui prenait l’eau de toutes parts. A la fin du jour suivant, la terre ne pointait toujours pas à l’horizon. Un vent de panique atteignit notre équipage. A bout de forces, nous étions condamnés à capituler devant les assauts incessants des vagues. Puis un miracle s’est produit. J’ai compris plus tard que c’étaient les garde-côtes espagnols qui nous avaient sauvé la vie.

Depuis 2015, la Guinée fait partie des pays dont les mineurs non accompagnés sont les plus nombreux à demander l’asile en Europe[2]. Aux jeunes qui rêvent de suivre cette voie, je voudrais adresser un message : ne croyez pas les discours alléchants et rassurants des rabatteurs ou ce que vous voyez sur les réseaux sociaux. N’essayez pas de venir comme ça, c’est du suicide. Nous étions au mois de mai. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais devenir et pas vraiment de plan. J’ai d’abord suivi un groupe qui avait décidé de partir vers la France puis j’ai continué mon chemin jusqu’en Belgique.

« Faire partie d’une famille »

J’ai rejoint Bruxelles au mois de juin, seul et désorienté. Au centre d’hébergement Fedasil qui m’avait accueilli, des pancartes du Kraainem Football Club invitaient les jeunes réfugiés et demandeurs d’asile à venir jouer au foot. Au programme : taper dans le ballon, échanger autour d’un bon repas et même prendre des cours. Je ne pensais pas avoir le droit d’y aller mais on m’a dit : « pas de problème ! ». J’étais surpris que ce soit si facile d’en faire partie. C’est Benjamin, le responsable du programme d’accueil des réfugiés au club, qui est venu nous chercher ce matin-là. Je ne le soupçonnais pas à l’époque, mais il est devenu un confident. A notre arrivée, pour la première fois de ma vie, j’ai foulé un véritable terrain de football. J’ai ressenti quelque chose de si spécial que j’ai encore du mal à l’expliquer. La rencontre avec Sandra restera mon meilleur souvenir. C’est elle qui tient la buvette du club. Sa gentillesse m’a incité à lui parler de mon envie de jouer au foot. Elle a cru en moi, m’a présenté Laurent, le président du club et après quelques essais, j’ai décroché une place dans l’équipe sénior. Le club m’a même offert mon équipement et Victor, mon capitaine, des crampons. Quant à Myriam, ses heures de cours passées à nous familiariser avec la culture belge ont été utiles.

Toutes ces personnes m’ont aidé dans mes démarches d’intégration : sport mais aussi demande d’asile, recherche de logement, d’emploi. Pour tout vous dire, on ne m’a proposé que des petits jobs au noir pour le moment mais je suis des formations et j’essaie de décrocher un contrat de travail d’électricien. Dans mon pays, il y a ce dicton : « Si tu as mille problèmes, trouve une seule personne en qui tu as confiance et elle saura te conseiller ». C’est ce que le club m’a apporté : le sentiment de faire partie d’une famille, de ne plus être abandonné à moi-même dans la vie de tous les jours. Le Kraainem Football Club est peut-être bien un petit club par ses ambitions sportives. Il évolue au niveau amateur en championnat régional. Mais lorsque je réalise ce que ses membres, tous bénévoles, ont fait pour moi, je me dis que j’ai la chance d’évoluer dans un grand club.

[1] Héritée de la tradition matrilinéaire, elle favorise la transmission masculine en confiant l’éducation des jeunes garçons à leurs oncles maternels.

[2] OIM, Migration en Guinée : profil migratoire national 2020, p. 33 ; EUROSTAT, Communiqué de presse 71/2020, Près de 14 000 mineurs non accompagnés parmi les demandeurs d’asile dans l’UE en 2019, 28 avril 2020.

Issu de la revue Sport et Citoyenneté n°51 – Sport et Réfugiés: conclusions du projet FIRE





Sport et citoyenneté